Hommage à l’opéra français
Christian Merlin
[02 novembre 2004]
Merci à l’Opéra de Vienne d’avoir osé ce à quoi Paris ne s’est pas encore risqué : ressusciter Don Carlos dans sa version originale archicomplète, en cinq actes et en français. On ne le répétera jamais assez : le “vrai” Don Carlos, c’est celui qui fut composé pour Paris en 1867. Voici enfin l’acte de Fontainebleau, sans lequel l’intrigue et les personnages restent obscurs. Et en prime le rarissime choeur des bucherons ! Voici le ballet, toujours coupé jusqu’alors. Voici la scène ou Elisabeth confie ses atours à Eboli, indispensable pour comprendre pourquoi cette dernière est déguisée en reine.
Pour la production, le Staatsoper a fait appel à Peter Konwitschny, l’un des metteurs en scène allemands dont les spectacles fascinent ou horripilent mais ne laissent jamais indifférent. D’abord déconcertant, son Don Carlos ne tarde pas à révéler sa pertinence et sa force. Dans une sorte de chambre froide à la blancheur clinique, digne d’une morgue, les personnages sont enfermés, au propre comme au figuré, dans un réseau inextricable de contradictions. Les costumes évoquent bien la Renaissance espagnole, mais ces etres sont de toutes les époques : d’ailleurs, ne sont-ils pas en smoking et robe du soir pour assister à l’autodafé ?
Plus que la fresque politique, Konwitschny nous montre des individus de chair et de sang, trouvant toujours le détail qui fait mouche et rend les situations crédibles. Quelle idée lumineuse, par exemple, de montrer Philippe II, dans Elle ne m’a jamais aimé, au lit avec Eboli, avec qui il vient de tromper la reine : cette confidence à sa maîtresse ne fait paradoxalement qu’accentuer sa solitude. L’art le plus frappant du metteur en scène, qui met toujours mal à l’aise une partie du public, c’est l’ironie.
Ainsi du ballet : pour cette musique assez banale, imposée à Verdi par l’étiquette de l’Opéra de Paris, nous assistons d’un seul coup à une scène de cinéma burlesque dans un intérieur petit-bourgeois moderne, ou Eboli s’imagine mariée à un Carlos rentrant du travail avec son attaché-case. On reçoit Philippe et Elisabeth à dîner, mais le poulet roti ayant brulé, on finit par commander une pizza.
Pour l’autodafé aussi, Konwitschny avait trouvé une solution originale : la mise en scène commence dans le foyer et les couloirs du Staatsoper, le public pouvant circuler pour assister à l’arrivée du roi commentée par une speakerine de la télévision, tandis que des miliciens bien d’aujourd’hui molestent leurs prisonniers politiques dans la salle. Un peu “gadget” tout de meme, d’autant que cette fois-ci le happening nuit à la musique : on entend à peine la sublime plainte des députés flamands.
Et la musique, justement ? Las ! Dire que l’interprétation fut décevante est en dessous de la réalité. Ovationné par le public, notre compatriote Bertrand de Billy se contenta d’une direction prosaïaut;que et compacte, loin de l’idéal de musique de chambre pour lequel il milite dans le programme. Les membres du Philharmonique de Vienne, avec pas mal de supplémentaires, n’ont pas brillé par leur subtilité, le Choeur ne se montrant pas sous son meilleur jour. Quant à la langue, elle pose une fois de plus le problème : rend-on service à l’opéra français quand les chanteurs en ignorent les règles ?
La voix sourde d’Alastair Miles n’a pas les moyens de Philippe, celle, trop claire de Bo Skovhus, n’a pas ceux de Posa. Ramon Vargas reste un délicat belcantiste pour qui Carlos est trop lourd, et si l’Elisabeth de Iano Tamar est d’un assez beau grain vocal, elle chante en moldo-valaque. La seule étincelle aura jailli de l’Eboli de Nadia Michael, à la voix certes un peu légère, mais d’une noblesse et d’un engagement encore rehaussés par sa forte présence.
Opéra de Vienne : 4 et 7 novembre, puis : 2, 5, 8, 12 et 15 juin 2005, 17 heures. Tél. : 00.43.1 513.1 513.
Cast Information (4 November)
Philippe II — Alastair Miles
Don Carlos — Ramón Vargas
Rodrigue — Bo Skovhus
Elisabeth de Valois — Iano Tamar
Eboli — Nadja Michael
Directed by Bertrand de Billy